Florian Conil. « Cristina », la couleur
de ce prénom évoque bien des sonorités !
Pouvez-vous nous parler de votre pays et de ses caractéristiques
musicales ?
Cristina Azuma. Je suis brésilienne née à
Sâo-Paulo, une grande ville de 16 millions d'habitants,
pleine d'agitation culturelle. La musique au Brésil fait
vraiment partie de la vie des gens, et en premier lieu celle que
tout un chacun appelle la "MPB", Musique Populaire Brésilienne.
Très dense, très complexe harmoniquement, elle n'a
rien à voir avec le simplisme auquel ceux qui ne la connaissent
pas ici la réduisent parfois. De très grands compositeurs
et poètes s'en inspirent, et les sphères classiques
et populaires n'y sont pas séparées.
F.C. Comment se fait l'éducation musicale là-bas?
C.A. La formation première est d'être dans ce bain
d'écoute, de pratique sans complexe. Lorsque la guitare
passe de mains en mains et que tout le monde peut jouer sans tabou
dans un esprit de partage, on commence « naturellement».
J'ai débuté avec un professeur comme il y en a là-bas,
qui reste tout l'après-midi à la maison et qui transcrit
d'oreille et arrange sur le tas, les morceaux (brésiliens
ou classiques, instrumentaux ou orchestraux) qui plaisent à
l'élève. Cette éducation musicale en rapport
direct avec l'instrument développe des sens très
importants. On apprend par exemple très vite à jouer
d'oreille. J'ai suivi ensuite des études de guitare avec
le célèbre professeur Henrique Pinto. Beaucoup de
ceux qui enseignent au Brésil sont ses élèves,
ou élèves d'élèves. Le deuxième
grand a été Isaias Savio, qui a eu par exemple comme
disciple Carlos Barbosa-Lima.Il
y avait durant mon adolescence une grande effervescence dans tout
le Brésil. Dans le Sud, un grand festival réunissait
Carlevaro, Zarate et tous les grands guitaristes latino-américains.
Pendant un mois, deux cent élèves assistaient aux
cours, concerts, conférences... et tout : le monde devenait
guitariste!... C'est là-bas que j'ai rencontré le
compositeur français Thierry Rougier.
F.C. Est-ce lui qui vous a fait découvrir la
France?
C.A. Oui, il m'a invitée trois fois au Festival de
Mérignac. La troisième fois, on m'a demandé
de jouer à Paris. J'y suis restée pour découvrir,
entre autres choses, la musique ancienne avec Javier Hinojosa.
Il m'a permis de reconnaître là toute une tradition
dont on n'a pas conscience au Brésil. Ce chapitre de recherches
va aboutir cette année à une thèse en Sorbonne
sur la musique baroque.
F.C. Quel en est exactement le sujet?
C.A. "L'évolution des danses dans le répertoire
de guitare baroque, de 1660 à 1700, en France et en Espagne".
F.C. Un vaste sujet!
C.A. Oui, et passionnant ! Qui plus est, le directeur
du département de Musicologie, avec qui je travaille, est
spécialiste de musique espagnole. Or, ouvrir la porte de
l'Espagne ouvre celle de l'Amérique Latine...
F.C. Y a t-il des ponts évidents?
C.A. Évidents et réels. Certains des instruments
du Brésil viennent de la guitare baroque. Lorsque j'ai
vu celle-ci, j'ai cru voir une viola capira, instrument
populaire à dix cordes doubles!. Ceci dit, la musique traditionnelle
brésilienne est moins influencée par celle de ses
colonisateurs portugais, que celle que l'on joue dans d'autres
pays latino-américains où elle correspond le plus
souvent à une sorte de transformation de la musique espagnole
du temps de la Conquista. On trouve même au Mexique
des manuscrits avec des adaptations de Lully et des arrangements
aux titres farfelus qui rappellent des titres français
! Revisiter l'histoire de cette manière en fait quelque
chose de merveilleusement vivant : lorsque je joue ou que j'entends
de la musique de mon pays, je sens justement tout de suite si
c'est vivant ou non, et cette perception marche aussi assez souvent
pour les autres musiques, ancienne par exemple.
F.C.Peut-on se passer d'une dimension de pratique
instrumentale lorsqu'on est dans la recherche théorique.?
C.A. Mon sentiment là-dessus a changé depuis que
je connais François-Pierre Goy, un étudiant génial.
Il m'a appris que la musicologie peut être une vraie passion,
et qu'on peut l’intégrer dans sa vie comme on peut
le faire à part entière dans la pratique musicale.
F.C. En tant que musicienne, que vous a apporté
cette dimension d'une recherche qui n'est pas seulement pratique?
C.A. Au Brésil, on est plutôt intuitif. On joue
sans se demander d'où tout cela vient. L'éducation,
c'est pour la plupart de musiciens la transmission orale. L'enseignement
est très immédiat, comme une tradition vivante qui
se transmet presque sans écrit. Mais dès que l'on
veut « expliquer», historiquement parlant, «ça
coince» un peu! D'ailleurs, la musicologie commence seulement
tout juste de s'y développer... La France a par contre
beaucoup cultivé le côté analytique : il faut
toujours justifier ce que l'on fait et comment on le fait. L'important
est de ne pas lâcher pour autant l'esprit de la musique.
Chez nous la majorité des gens n'est pas critique. Ils
apprécient avec leurs sens sans juger avec leur tête.
Il n'y a pas de culte exagéré des grands interprètes.
On trouve ceux-ci très bons bien entendu, mais pas plus
qu'un apprenti s'il est tout entier dans ses notes. Et comme on
ne juge pas uniquement sur les discours ou sur la technique, cela
permet d'oser : le premier morceau, on l'interprète devant
les autres !
F.C. Justement, comment abordez-vous la pédagogie?
C.A. Du fait de mon éducation au Brésil, j'ai
toujours enseigné : on m'a enseignée et j'ai enseigné
à d'autres parallèlement. Plutôt que de simplement
transmettre des informations, je veux faire trouver aux étudiants
ce qu'ils ont en eux, les faire jouer et partager. A partir de
ce que chacun veut découvrir (musique classique, brésilienne,
latino-américaine ...), j'essaye d'ouvrir d'autres portes
: harmonie, improvisation, nouveaux styles, etc.
F.C. Comment s'est faite votre approche des répertoires
contemporains ?
C.A. J'ai toujours joué les musiques que j'aime des
gens que je connais. A 21 ans, j'ai enregistré un disque
de jeunes compositeurs brésiliens que j'avais découverts.
Un album de partitions en est sorti. Je l'ai fait pour montrer
à ceux de mon pays qui la déprécient que
la musique brésilienne est plus que ce qu'ils imaginent.
J'étais souvent révoltée qu'ils ne «regardent
pas la personne d'à-côté». Au Carrefour
de la guitare en Martinique, Léo Brouwer a remarqué
ces musiques et à la suite du concours de composition,
certains auteurs comme Paulo Bellinati ou Israel Almeida se sont
révélés. J'ai formé un duo avec le
premier, un trio avec le deuxième, parfois dans des oeuvres
que je vais avoir l'occasion de faire découvrir –
ainsi que celles d'autres personnes qui me sont chères
musicalement – à travers une collection qui paraît
sous mon nom chez Henry Lemoine. Avec chaque compositeur, il y
a une histoire : un disque vient par exemple de sortir avec Celso
Machado où nous jouons ses pièces. Cela fait plein
d'histoires, et c'est comme cela que je prends plaisir à
travailler !
Puis en France, des compositeurs comme Thierry Rougier et Octave
Agobert m'ont ouvert à d'autres univers traditionnels.
Cela a donné lieu à un disque produit aux États-Unis,
et qui a été nommé là-bas aux Indie
Awards, une récompense décernée aux
cinq meilleurs disques classiques de l'année. Contatos,
c’est son titre, mélange des musiques très
contemporaines à d'autres d'inspiration traditionnelle,
d'horizons géographiques très différents
(brésilien, français, hongrois, italien, cubain)
mais qui étrangement se ressemblent (dans leurs rythmes,
mélodies, modes...).
Je cherche toujours à exprimer quelque chose de réel.
Chaque disque, chaque programme de concert est une sorte de récit
que je me crée et qui a un sens plein, que ce soit sur
une guitare classique, baroque ou romantique.
F.C. Et lorsqu'on ne lâche pas cette exigence,
tout vient-il naturellement?
ÇA. Lorsqu'on fait de la musique une rencontre, les gens
qui aiment viennent. C'est toujours ainsi que j'ai été
invitée à jouer, et je préfère que
cela se passe à travers la musique, simplement.
F.C. Comment avez-vous vécu la vie musicale
et artistique à Paris et en France?
ÇA. Paris a quelque chose qui attire les artistes
historiquement, pourrait-on dire, et cela dans tous les arts.
Mais la France ne sait pas toujours les retenir. J'ai vu souvent
des talents incroyables passer et être obligés de
repartir. La France pourrait avoir les plus grands musiciens,
mais il semble que sa politique ne soit pas propice à cela
pour l'instant...
F.C. Et Je Japon: quelle sorte de rencontre et de
découverte en avez-vous fait?
C.A. Les gens qui m'invitent là-bas ont fait un Musée-Théâtre
de la guitare, le « Palacio de la Guitarra»,
tout en bois importé du Canada, sur une colline dans la
campagne près de Tokyo. L'acoustique y est superbe. J'y
al enregistré un disque avec une réverbération
naturelle très grasse, incomparable avec celle de studio.
Là-bas j'ai connu des amoureux fous du son de l'instrument.
Ce qui les touche est le son de la guitare particulière
qui est jouée alors que ce qui nous retient ici traditionnellement
est davantage l'interprète. C'est un autre monde, une autre
façon de voir... Au Brésil, on dit que Pelé
joue sur n'importe quelle pelouse : peu import l’instrument,
au fond. Au Japon, c’est différent, et je respecte
cette vision plus modeste du role de la personne qui joue - peut-être
moins « subjective » et psychologique. En marchant
à Paris avec Pablo Marquez, nous nous disions que cela
revient au même que de nous considérer nous aussi
comme des instruments, en quelque sorte.
F.C. Comment saisir sans juger, la réelle différence
culturelle?
C.A. Il faut être délicat avec les gens, attentif,
réceptif, pour pouvoir communiquer avec eux. Le risque
est grand de dire des choses qui peuvent blesser ou qui seront
sources d’incompréhension. Saisir comment l’autre
est différent est aussi pouvoir le rencontrer.
F.C. Est-ce que le fait d’être une femme
est particulier dans le monde musicale ?
Femme ? je ne crois pas : il suffit d’être bien dans
ce que l’on est, sans avoir à le mettre en avant
lorsqu’on parle de musique. Mais le cercle des guitaristes
professionnels est assez masculin et mes expériences professionnelles
m’ont surtout appris que le monde de la musique est fait
d’individu comme les autres : dans l’univers du travail,
certains ont besoin de s’affirmer, d’autres ont déjà
les capacités de chercher plus loin…
F.C.Si vous deviez parler de ce que vous cherchez
vous-même, que diriez-vous ?
C.A Les aspects les plus importants pour moi sont le son
et le toucher. Je peux reconnaître quelqu’un que j’aime
à une note. J’ai toujours cherché le son qui
correspond le plus à ce que je pense et ressens. Pas forcément
le « beau » son, mais surtout l’intensité
et la clarté de l’intention et du « feeling
». Le choix du répertoire correspond également
à ce que je crois être primordial en musique. Ce
que je fais doit correspondre en moi à un besoin, et d’autre
part cela doit pouvoir apporter aux autres. J’essaye de
faire découvrir quelque chose que j’ai découvert…Si
le sens du partage se perd, je préfère m’arrêter.
F.C.Et entre la guitare baroque (qui nourrit des moments
avec Gérard
Rebours), la guitare romantique Lacote prêtée
par le Japon (de nos jours la plus ancienne de ce luthier) et
les projets de concerts et de disques, nous sommes tous impatients
de connaitre les surprises que nous prépare
très
prochainement Cristina Azuma, que nous remercions pour son ouverture
d'esprit et de coeur.