Interview






Les cahiers de la guitare
, n°69, 1999



Florian Conil. « Cristina », la couleur de ce prénom évoque bien des sonorités ! Pouvez-vous nous parler de votre pays et de ses caractéristiques musicales ?
Cristina Azuma. Je suis brésilienne née à Sâo-Paulo, une grande ville de 16 millions d'habitants, pleine d'agitation culturelle. La musique au Brésil fait vraiment partie de la vie des gens, et en premier lieu celle que tout un chacun appelle la "MPB", Musique Populaire Brésilienne. Très dense, très complexe harmoniquement, elle n'a rien à voir avec le simplisme auquel ceux qui ne la connaissent pas ici la réduisent parfois. De très grands compositeurs et poètes s'en inspirent, et les sphères classiques et populaires n'y sont pas séparées.
F.C. Comment se fait l'éducation musicale là-bas?
C.A. La formation première est d'être dans ce bain d'écoute, de pratique sans complexe. Lorsque la guitare passe de mains en mains et que tout le monde peut jouer sans tabou dans un esprit de partage, on commence « naturellement». J'ai débuté avec un professeur comme il y en a là-bas, qui reste tout l'après-midi à la maison et qui transcrit d'oreille et arrange sur le tas, les morceaux (brésiliens ou classiques, instrumentaux ou orchestraux) qui plaisent à l'élève. Cette éducation musicale en rapport direct avec l'instrument développe des sens très importants. On apprend par exemple très vite à jouer d'oreille. J'ai suivi ensuite des études de guitare avec le célèbre professeur Henrique Pinto. Beaucoup de ceux qui enseignent au Brésil sont ses élèves, ou élèves d'élèves. Le deuxième grand a été Isaias Savio, qui a eu par exemple comme disciple Carlos Barbosa-Lima.
Il y avait durant mon adolescence une grande effervescence dans tout le Brésil. Dans le Sud, un grand festival réunissait Carlevaro, Zarate et tous les grands guitaristes latino-américains. Pendant un mois, deux cent élèves assistaient aux cours, concerts, conférences... et tout : le monde devenait guitariste!... C'est là-bas que j'ai rencontré le compositeur français Thierry Rougier.
F.C. Est-ce lui qui vous a fait découvrir la France?
C.A. Oui, il m'a invitée trois fois au Festival de Mérignac. La troisième fois, on m'a demandé de jouer à Paris. J'y suis restée pour découvrir, entre autres choses, la musique ancienne avec Javier Hinojosa. Il m'a permis de reconnaître là toute une tradition dont on n'a pas conscience au Brésil. Ce chapitre de recherches va aboutir cette année à une thèse en Sorbonne sur la musique baroque.
F.C. Quel en est exactement le sujet?
C.A. "L'évolution des danses dans le répertoire de guitare baroque, de 1660 à 1700, en France et en Espagne".
F.C. Un vaste sujet!
C.A. Oui, et passionnant ! Qui plus est, le directeur du département de Musicologie, avec qui je travaille, est spécialiste de musique espagnole. Or, ouvrir la porte de l'Espagne ouvre celle de l'Amérique Latine...
F.C. Y a t-il des ponts évidents?
C.A. Évidents et réels. Certains des instruments du Brésil viennent de la guitare baroque. Lorsque j'ai vu celle-ci, j'ai cru voir une viola capira, instrument populaire à dix cordes doubles!. Ceci dit, la musique traditionnelle brésilienne est moins influencée par celle de ses colonisateurs portugais, que celle que l'on joue dans d'autres pays latino-américains où elle correspond le plus souvent à une sorte de transformation de la musique espagnole du temps de la Conquista. On trouve même au Mexique des manuscrits avec des adaptations de Lully et des arrangements aux titres farfelus qui rappellent des titres français ! Revisiter l'histoire de cette manière en fait quelque chose de merveilleusement vivant : lorsque je joue ou que j'entends de la musique de mon pays, je sens justement tout de suite si c'est vivant ou non, et cette perception marche aussi assez souvent pour les autres musiques, ancienne par exemple.
F.C.Peut-on se passer d'une dimension de pratique instrumentale lorsqu'on est dans la recherche théorique.?
C.A. Mon sentiment là-dessus a changé depuis que je connais François-Pierre Goy, un étudiant génial. Il m'a appris que la musicologie peut être une vraie passion, et qu'on peut l’intégrer dans sa vie comme on peut le faire à part entière dans la pratique musicale.
F.C. En tant que musicienne, que vous a apporté cette dimension d'une recherche qui n'est pas seulement pratique?
C.A. Au Brésil, on est plutôt intuitif. On joue sans se demander d'où tout cela vient. L'éducation, c'est pour la plupart de musiciens la transmission orale. L'enseignement est très immédiat, comme une tradition vivante qui se transmet presque sans écrit. Mais dès que l'on veut « expliquer», historiquement parlant, «ça coince» un peu! D'ailleurs, la musicologie commence seulement tout juste de s'y développer... La France a par contre beaucoup cultivé le côté analytique : il faut toujours justifier ce que l'on fait et comment on le fait. L'important est de ne pas lâcher pour autant l'esprit de la musique. Chez nous la majorité des gens n'est pas critique. Ils apprécient avec leurs sens sans juger avec leur tête. Il n'y a pas de culte exagéré des grands interprètes. On trouve ceux-ci très bons bien entendu, mais pas plus qu'un apprenti s'il est tout entier dans ses notes. Et comme on ne juge pas uniquement sur les discours ou sur la technique, cela permet d'oser : le premier morceau, on l'interprète devant les autres !
F.C. Justement, comment abordez-vous la pédagogie?
C.A. Du fait de mon éducation au Brésil, j'ai toujours enseigné : on m'a enseignée et j'ai enseigné à d'autres parallèlement. Plutôt que de simplement transmettre des informations, je veux faire trouver aux étudiants ce qu'ils ont en eux, les faire jouer et partager. A partir de ce que chacun veut découvrir (musique classique, brésilienne, latino-américaine ...), j'essaye d'ouvrir d'autres portes : harmonie, improvisation, nouveaux styles, etc.
F.C. Comment s'est faite votre approche des répertoires contemporains ?
C.A. J'ai toujours joué les musiques que j'aime des gens que je connais. A 21 ans, j'ai enregistré un disque de jeunes compositeurs brésiliens que j'avais découverts. Un album de partitions en est sorti. Je l'ai fait pour montrer à ceux de mon pays qui la déprécient que la musique brésilienne est plus que ce qu'ils imaginent. J'étais souvent révoltée qu'ils ne «regardent pas la personne d'à-côté». Au Carrefour de la guitare en Martinique, Léo Brouwer a remarqué ces musiques et à la suite du concours de composition, certains auteurs comme Paulo Bellinati ou Israel Almeida se sont révélés. J'ai formé un duo avec le premier, un trio avec le deuxième, parfois dans des oeuvres que je vais avoir l'occasion de faire découvrir – ainsi que celles d'autres personnes qui me sont chères musicalement – à travers une collection qui paraît sous mon nom chez Henry Lemoine. Avec chaque compositeur, il y a une histoire : un disque vient par exemple de sortir avec Celso Machado où nous jouons ses pièces. Cela fait plein d'histoires, et c'est comme cela que je prends plaisir à travailler !
Puis en France, des compositeurs comme Thierry Rougier et Octave Agobert m'ont ouvert à d'autres univers traditionnels. Cela a donné lieu à un disque produit aux États-Unis, et qui a été nommé là-bas aux Indie Awards, une récompense décernée aux cinq meilleurs disques classiques de l'année. Contatos, c’est son titre, mélange des musiques très contemporaines à d'autres d'inspiration traditionnelle, d'horizons géographiques très différents (brésilien, français, hongrois, italien, cubain) mais qui étrangement se ressemblent (dans leurs rythmes, mélodies, modes...).
Je cherche toujours à exprimer quelque chose de réel. Chaque disque, chaque programme de concert est une sorte de récit que je me crée et qui a un sens plein, que ce soit sur une guitare classique, baroque ou romantique.
F.C. Et lorsqu'on ne lâche pas cette exigence, tout vient-il naturellement?
ÇA. Lorsqu'on fait de la musique une rencontre, les gens qui aiment viennent. C'est toujours ainsi que j'ai été invitée à jouer, et je préfère que cela se passe à travers la musique, simplement.
F.C. Comment avez-vous vécu la vie musicale et artistique à Paris et en France?
ÇA. Paris a quelque chose qui attire les artistes historiquement, pourrait-on dire, et cela dans tous les arts. Mais la France ne sait pas toujours les retenir. J'ai vu souvent des talents incroyables passer et être obligés de repartir. La France pourrait avoir les plus grands musiciens, mais il semble que sa politique ne soit pas propice à cela pour l'instant...
F.C. Et Je Japon: quelle sorte de rencontre et de découverte en avez-vous fait?
C.A. Les gens qui m'invitent là-bas ont fait un Musée-Théâtre de la guitare, le « Palacio de la Guitarra», tout en bois importé du Canada, sur une colline dans la campagne près de Tokyo. L'acoustique y est superbe. J'y al enregistré un disque avec une réverbération naturelle très grasse, incomparable avec celle de studio.
Là-bas j'ai connu des amoureux fous du son de l'instrument. Ce qui les touche est le son de la guitare particulière qui est jouée alors que ce qui nous retient ici traditionnellement est davantage l'interprète. C'est un autre monde, une autre façon de voir... Au Brésil, on dit que Pelé joue sur n'importe quelle pelouse : peu import l’instrument, au fond. Au Japon, c’est différent, et je respecte cette vision plus modeste du role de la personne qui joue - peut-être moins « subjective » et psychologique. En marchant à Paris avec Pablo Marquez, nous nous disions que cela revient au même que de nous considérer nous aussi comme des instruments, en quelque sorte.
F.C. Comment saisir sans juger, la réelle différence culturelle?
C.A. Il faut être délicat avec les gens, attentif, réceptif, pour pouvoir communiquer avec eux. Le risque est grand de dire des choses qui peuvent blesser ou qui seront sources d’incompréhension. Saisir comment l’autre est différent est aussi pouvoir le rencontrer.
F.C. Est-ce que le fait d’être une femme est particulier dans le monde musicale ?
Femme ? je ne crois pas : il suffit d’être bien dans ce que l’on est, sans avoir à le mettre en avant lorsqu’on parle de musique. Mais le cercle des guitaristes professionnels est assez masculin et mes expériences professionnelles m’ont surtout appris que le monde de la musique est fait d’individu comme les autres : dans l’univers du travail, certains ont besoin de s’affirmer, d’autres ont déjà les capacités de chercher plus loin…
F.C.Si vous deviez parler de ce que vous cherchez vous-même, que diriez-vous ?
C.A Les aspects les plus importants pour moi sont le son et le toucher. Je peux reconnaître quelqu’un que j’aime à une note. J’ai toujours cherché le son qui correspond le plus à ce que je pense et ressens. Pas forcément le « beau » son, mais surtout l’intensité et la clarté de l’intention et du « feeling ». Le choix du répertoire correspond également à ce que je crois être primordial en musique. Ce que je fais doit correspondre en moi à un besoin, et d’autre part cela doit pouvoir apporter aux autres. J’essaye de faire découvrir quelque chose que j’ai découvert…Si le sens du partage se perd, je préfère m’arrêter.
F.C.Et entre la guitare baroque (qui nourrit des moments avec Gérard Rebours), la guitare romantique Lacote prêtée par le Japon (de nos jours la plus ancienne de ce luthier) et les projets de concerts et de disques, nous sommes tous impatients de connaitre les surprises que nous prépare très prochainement Cristina Azuma, que nous remercions pour son ouverture d'esprit et de coeur.